39.
Lamia rentra un peu après minuit dans son trois-pièces. Elle aimait ce quartier silencieux, loin des commerces, loin de tout, où l’on ne croisait jamais personne. L’immeuble qu’elle occupait n’était presque constitué que de bureaux. Le soir, il était désert, muet, toutes lumières éteintes, et cela lui convenait parfaitement. Elle n’aurait pu supporter le bruit des voisins, le son d’une télévision lointaine, les rires d’une tablée de convives. Lamia n’aimait pas la foule. Lamia n’aimait pas les gens. Lamia n’aimait que le silence de sa solitude.
Elle accrocha son trousseau de clefs dans une boîte fixée près de la porte, enleva son manteau et pénétra dans le salon.
— Bonsoir, maman.
La vieille femme, avachie dans un fauteuil roulant près de la fenêtre, adressa à sa fille un regard où transparaissait un peu de tristesse et de soulagement à la fois.
— Je t’ai vue arriver par la cour, dit-elle d’une voix rocailleuse. Tu es si belle, ma petite.
— Tu ne dors pas ?
— Je… Je voulais t’attendre. Tu as travaillé très tard, aujourd’hui.
Lamia ne supportait plus les reproches déguisés que sa mère lui faisait presque chaque soir.
— J’avais un conseil d’administration, maman, je t’avais prévenue.
Cela faisait plus de dix ans maintenant que la jeune femme mentait à sa mère au sujet de sa profession, au sujet de sa vie, même. Elle s’était inventé une brillante carrière de chef d’entreprise, enrobant son mensonge de moult détails qu’elle élaborait jour après jour pour épater la vieille femme. Elle lui racontait des anecdotes sur sa vie au bureau, sur les employés qu’elle avait licenciés, les nouveaux associés qu’elle avait accueillis… Elle s’était aussi imaginé des amoureux, mais prétendait que son travail l’intéressait davantage que les hommes. Ce n’était pas tout à fait faux. Et sa mère l’écoutait, fascinée, aveuglée par la fierté… Elle ne s’était jamais demandé pourquoi sa fille, avec une si belle situation, ne leur offrait pas enfin un plus grand appartement. Peut-être refusait-elle simplement de se poser la question.
Tout au long de son enfance, cette mère possessive lui avait prédit un avenir exceptionnel, un destin hors du commun. « Tu seras encore plus brillante que ne l’était ton père, ma petite. Le succès est inscrit dans ton sang. Je le sais, parce qu’on me l’a promis le jour de ta naissance. » C’était une promesse qu’elle lui avait rappelée sans cesse, comme s’il ne pouvait en être autrement, comme si la vie ne lui laissait d’autre choix que celui d’une formidable réussite. Et la petite fille avait fini par se convaincre qu’en effet elle n’avait pas le choix. « Le jour de ta naissance, à la maternité, la sage-femme me l’a dit. Je pense qu’en réalité ce n’était pas une sage-femme. C’était un ange, tu sais. Un ange venu m’annoncer que ton destin ne serait pas ordinaire. » Et la mère avait consacré toute sa vie à la réussite de cette enfant si précieuse. Si unique.
Mais l’enfant, elle, malgré les années, n’avait toujours pas vu venir les signes d’une destinée fabuleuse. À l’école, ses amies semblaient indifférentes, distantes même. Aucune ne paraissait voir en elle la grandeur que sa mère lui avait annoncée. Les institutrices lui reprochaient même de ne pas assez bien travailler. L’une d’elles l’avait un jour traitée de fainéante et de petite cochonne. Petite cochonne. Pourtant, elle se savait unique. Son rejet par les autres enfants en était la preuve. Sa mère ne pouvait pas s’être trompée. Alors elle avait commencé à mentir. À mentir à sa mère et à se mentir à elle-même. Elle s’était inventé une vie. Parce qu’il ne pouvait pas en être autrement. Il fallait qu’elle devienne celle que sa mère attendait. « Ton père nous a abandonnées. Mais il t’a laissé deux choses en héritage. Deux choses bien précieuses. Ses yeux et son intelligence. C’était l’homme le plus intelligent qu’il m’ait été donné de rencontrer. Tout le monde l’admirait, tu sais. Mais toi, tu iras encore plus loin que lui, ma fille. Tu iras plus loin parce que je serai là, derrière toi, et parce que les anges te surveillent. »
Lamia remonta une couverture de laine sur les épaules de sa mère et lui caressa tendrement la joue.
— Je suis désolée, maman. J’ai tellement de travail…
— Oh, ma puce, ça ne me dérange jamais de t’attendre ! De toute façon, tu sais très bien que je n’arrive pas à me coucher toute seule.
— Allez, viens, il faut que tu ailles dormir, maintenant, maman, il est tard.
Lamia passa derrière le fauteuil roulant et poussa sa mère jusqu’à sa chambre.
L’appartement était plongé dans l’obscurité. À l’exception de la fenêtre du salon par laquelle la vieille femme regardait au-dehors, tous les volets restaient fermés en permanence et il y avait peu de lampes. Le trois-pièces ressemblait à celui d’une vieille veuve anglaise. De vieux bibelots, hideux pour la plupart, étalés les uns à côté des autres sur des nappes à la blancheur passée, des natures mortes disgracieuses sur les murs, au milieu de broderies en point de croix aux couleurs trop vives, des foules de cadres de photos, dont la plupart figuraient le père de Lamia dans son costume d’ambassadeur, de faux meubles anciens dépareillés… C’était un véritable musée du mauvais goût, abandonné, sentant la poussière et la naphtaline.
Lamia disposa le fauteuil roulant au plus près du lit, passa une main dans le dos de sa mère et l’autre sous ses jambes puis l’aida péniblement à se hisser sur le matelas. Elle remonta les draps et les couvertures sur le corps frêle de la vieille femme et lui déposa un baiser sur le front.
— Dors bien, maman. Demain, j’ai encore beaucoup de travail, je ne pourrai pas m’occuper de toi.
— Ne t’en fais pas, mon cœur, ne t’en fais pas.
Lamia lui caressa à nouveau la joue et sortit de la chambre. Elle éteignit le vieux poste de télévision et saisit la clef qu’elle gardait toujours autour de son cou.
La porte de sa chambre restait constamment fermée. Depuis plus de dix ans qu’elles vivaient ensemble dans cet appartement, la mère de Lamia n’y était jamais entrée. Elle respectait, avec fierté, l’intimité de sa fille. Son jardin secret.
Lamia introduisit la clef dans la serrure, ouvrit la porte et se glissa dans son antre. Tout en avançant, elle dégrafa les boutons de sa robe noire et la fit passer par-dessus sa tête. Elle alluma deux bougies parfumées sur sa table de nuit, puis regarda briller les étoiles blanches qu’elle avait peintes sur son plafond noir.
Les murs de la chambre étaient d’un rouge mat profond. Face au lit, un immense tableau était suspendu qui dominait toute la pièce. Il figurait un soleil noir, brûlant au milieu d’un ciel cramoisi. Ses rayons, à angle droit, formaient une spirale de croix gammées successives et en son centre flottait un crâne humain décalotté.
La pièce ressemblait à un temple antique miniature. Ici et là, des statuettes représentaient des divinités anciennes, dressées au milieu de brûloirs à encens. Sur les quatre murs étaient accrochés une multitude de cadres, tantôt des dessins aztèques, tantôt de vieilles photos en noir et blanc d’hommes en costume, tantôt des armoiries en couleur avec aigles noirs, pyramides, calices et swastikas.
Sous l’immense tableau, une table étroite, recouverte d’un drap noir, était dressée comme un autel. Un bougeoir à six branches était disposé aux deux extrémités. Au centre, un crâne identique à celui du tableau, et à côté de lui, un cadre incliné protégeait une vieille photo un peu floue. On y reconnaissait vaguement le visage d’Adolf Hitler.
Et devant le cadre trônait son trésor.
Lamia ramassa son sac au pied du lit et l’ouvrit posément sur le matelas. Elle en sortit la petite perceuse, les seringues et les flocons. Elle essuya longuement la perceuse dans un mouchoir blanc puis rangea le tout dans un tiroir sous la table.
Ensuite elle retira précautionneusement le bocal du fond de son sac. En le maintenant des deux mains, elle le plaça à côté des trois autres, devant la photo du Führer. Ses muscles se tendirent. Elle savait que le dernier bocal était incomplet. À cause de lui. À cause de Mackenzie. Elle caressa doucement la surface de verre, puis elle s’étendit sur son lit. Elle roula sur le côté et dégrafa son soutien-gorge qu’elle laissa tomber par terre, à côté d’elle. Puis elle s’installa sur le dos.
Ses mains, lentement, caressèrent sa poitrine et son ventre. Le sang séché faisait une poudre rêche sous ses doigts. Lamia ferma les yeux et s’abandonna à la nuit. La nuit, elle Les retrouvait. Les Siens la recevaient parmi Eux. Loin d’ici. Au cœur du monde.
Mais ce soir-là, le sommeil tarda à venir. Le visage de Mackenzie, moqueur, narquois, refusa de quitter son esprit.